Dans la République islamique, les homosexuels risquent la peine
capitale. A Téhéran, pourtant, où tout tient dans l’art de dissimuler,
certains tentent de mener une vie normale. En se jouant des tabous et
des interdits. a grosse horloge, calée juste à côté du portrait de
l’ayatollah Khomeini, père de la révolution islamique, vient d’annoncer
la fermeture des bureaux de cette petite agence immobilière. Au loin,
le muezzin fait écho au brouhaha des embouteillages. Il est 18 heures,
l’heure pour Arash d’enfiler son «second masque». Et de redevenir
lui-même le temps d’une soirée.
Le jour, ce beau brun de 32 ans aux traits fins est un
employé exemplaire. Le costume tiré à quatre épingles, il est toujours
ponctuel, souriant, aux petits soins avec sa clientèle des beaux
quartiers en quête d’appartements de luxe. Le style «gendre parfait»
aux yeux de son patron, pressé de marier sa fille, qui vient de
dépasser la trentaine.
Les habitués sont informés par SMS des prochaines soirées privées
Le soir, «Peyman» (son nom d’oiseau de nuit) a d’autres
préoccupations en tête: partir en quête du doust pessar (petit copain)
idéal qui partagera son grand lit double, acheté il y a plus d’un an.
Mission difficile dans un pays où l’homosexualité est un tabou, et un
crime, même, passible de la peine de mort, conformément à la loi
édictée par les religieux, au pouvoir depuis 1979. Et pourtant pas
impossible...
Ce jeudi soir justement - l’équivalent de notre samedi
occidental - Arash est informé par SMS d’une soirée gay dans le nord
huppé de Téhéran, là où, derrière les murs des villas feutrées,
l’alcool coule à flots au rythme des derniers tubes de techno. Entre le
bureau et la party, passage obligatoire dans son petit appartement du
centre-ville pour se changer. Dans la salle de bains, les boucles
d’oreille l’attendent près du lavabo. «Pas question de les mettre
devant mon boss, explique-t-il. Ça éveillerait les soupçons.» Le
tee-shirt rose moulant, rapporté des Pays-Bas par un copain, est
également réservé aux soirées. En un coup de gel, ses cheveux aplatis
reprennent du volume. «Peyman» a retrouvé ses repères, la nuit
s’annonce longue.
«Je risque gros si je me fais choper», concède-t-il, au
volant de sa Peykan déglinguée - mais suffisamment anodine pour ne pas
attirer les regards. Les lois du pays, fondées sur la charia, sont
intransigeantes. L’Iran figure sur la liste noire des organisations
internationales de défense des droits des gays, même s’il est difficile
d’obtenir des statistiques sur le nombre d’homosexuels aux prises avec
la justice iranienne, voire condamnés à la peine capitale. Mais, dans
cette république islamique puritaine qui proscrit les relations
sexuelles avant le mariage, c’est sur les couples non mariés que la
police des moe; urs concentre sa traque. «En fait, il est souvent plus
facile d’être gay que d’être hétéro, ironise Arash. Quand tu es en
voiture avec une fille, tu n’es jamais à l’abri d’une arrestation. Mais
si tu veux prendre une chambre d’hôtel avec un copain, personne ne te
fera de remarque, tant que tu restes discret.»
Ils ont grandi dans une culture de la «double
apparence»
A l’adresse griffonnée sur un bout de papier, aucun signe ne
transparaît. Un clin d’oe; il jeté à la caméra de l’interphone et la
grande porte en fer s’ouvre sur un vaste jardin abritant une maison à
toit bas. Surprise: en bas des marches, le parking aux murs épais mène
directement à une piste de danse exclusivement masculine et
complètement insonorisée. Le DJ de la soirée a choisi de mixer un
morceau de transe avec le dernier tube de Benyamin, la pop star
montante. Place au flirt, au collé serré, aux baisers volés dans la
pénombre. «Si la police a le malheur de débarquer, on cache la vodka et
on se glisse dans le salon du haut... En l’absence de femmes, on est
protégé! claironne Reza, le maître des lieux. En Occident, dès que deux
hommes se tiennent par la main dans la rue, on les regarde bizarrement.
Ici, c’est le propre de la culture orientale que de se donner des
accolades, de se faire la bise. On partage souvent le même lit entre
frères, cousins, amis...»
Un petit détour du côté de la littérature persane et
l’on comprend vite qu’entre l’amitié et l’homosexualité la frontière
est parfois poreuse. «Prenez le poète Saadi. Dans certains vers, il est
épris d’un jeune homme, pas d’une jeune femme», glisse Shahriar, qui
vient de se mêler à la conversation. Dans son livre Femmes à moustache
et hommes sans barbe: les préoccupations sexuelles de la modernité
iranienne, paru en 2005 aux Etats-Unis, l’Iranienne Afsaneh Najmabadi
raconte qu’au xixe siècle il n’était pas surprenant de voir des
adolescents imberbes susciter le désir de leurs aînés poilus. Et la
rumeur prétend que, dans les écoles coraniques de Qom, certains jeunes
mollahs pratiqueraient la sodomie pour compenser l’absence de relations
avec le sexe opposé. Alors, l’homosexualité iranienne, pas si taboue
que ça?
«Tout est relatif», tempère Arash. D’ailleurs, d’après lui, le
principal obstacle reste du côté de la famille et de la société, plus
que du pouvoir. Ainsi, ses parents n’ont jamais accepté son penchant
pour les hommes, révélé à l’âge de 17 ans. «Mon père m’en veut. Et il
m’a interdit d’en parler aux autres membres de la famille», dit-il. Au
bureau, il doit dissimuler ses gestes féminins derrière une attitude
plus sévère. Aux questions pressantes de son patron il répond qu’il a
une fiancée. Une culture de la «double apparence» propre à sa
génération, et qu’il dit avoir complètement intériorisée. «Je suis de
ces jeunes qui ont grandi après la révolution islamique de 1979. Dès le
départ, on s’est habitué à une certaine forme de schizophrénie. Quand
j’étais petit, je voyais mes parents boire du vin et jouer au tarot, en
douce, à la maison. Et lorsque j’allais à l’école, on m’obligeait à
réciter le Coran, à brûler le drapeau américain et à répéter que
l’alcool et les cartes sont haram (illicites)», raconte-t-il.
Dans cette ambiance de mensonges et de dissimulation,
trouver l’âme soe; ur s’avère être un véritable parcours du combattant.
Car les lieux de rencontre sont inexistants ou presque. Reste le sex
chat, sur Internet. Mais qui dit que, de l’autre côté de la Toile, la
personne n’appartient pas aux services de renseignement? Seul recours
«sûr», alors: la soirée privée. «Mais c’est un microcosme d’une
cinquantaine de personnes qui se retrouvent tous les jeudis soir,
soupire Arash. On finit par tous se connaître. Pas évident de se faire
un petit ami...» Soudain, le jeune homme sursaute. Une main furtive
vient de lui caresser la taille. C’est Ali, un vieux copain de fac, de
retour d’un long séjour en Allemagne. Il est minuit. Les deux hommes
rejoignent la piste de danse. Dans l’obscurité, leurs corps ondulent au
rythme du tube de Benyamin, qui passe en boucle. Arash sourit. Ce soir,
pour une fois, il ne sera pas seul dans son grand lit double.
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