LIBERTE, EGALITE, FRATERNITE
Pour que la révolution débouche sur une démocratie
Qu’ils aient participé activement ou non à la révolution tunisienne, il y a peu de risque de se tromper en disant que la grande majorité s’est sentie heureuse, libérée, ou au minimum soulagée quand la dictature a pris fin le 14 Janvier dernier. Quoi qu’il arrive dans les mois et les années à venir, il semble à peu près exclu qu’un régime du type Ben Ali s’installe encore chez nous. A moins que…
Quand la révolution mange ses petits et renie ses idéauxLes peuples ont la mémoire courte. Il suffit de contempler l’histoire, proche ou lointaine, pour voir que beaucoup de révolutions ont engendré des dictatures. Les révolutions française, russe ou iranienne sont celles qui me viennent à l’esprit, mais il y en a d’autres, et les contre-exemples sont peu nombreux (comme la révolution des œillets au Portugal). Il en est de même pour les guerres d’indépendance même si ce n’est pas mon sujet. Il y a plusieurs raisons à cela et je citerai ici celles qui me semblent les plus évidentes :
Les mouvements organisés et personnages charismatiques qui accompagnent les révolutions ou les suscitent le font parce qu’ils ont des principes politiques qu’ils aimeraient voir appliquer, mais qu’ils n’ont pas pu promouvoir, car exclus du pouvoir par l’absence d’alternance propre aux dictatures. S’ils se retrouvent alliés, mélangés aux masses opprimées pendant la révolution, s’ils partagent leurs souffrances et leurs espoirs, ils n’en ont pas moins des objectifs propres.
Une fois la dictature tombée, ces mouvements ou individus vont vouloir mettre en place le système pour lequel ils se sont battus. Cependant, la destruction des structures de la dictature laisse un vide structurel et juridique. Il n’existe pas de système policé pour le débat d’idées et ce dernier se continue par le seul biais qui existe : celui de la rue.
La rue appartient aux plus décidés, ceux qui ont le moins à perdre parce qu’ils n’ont rien ou ceux qui ont des idéologies de combat. Elle constitue une force fantastique et celui qui sait l’utiliser peut prendre le pouvoir… mais pas forcement le garder.
Deux scenarios catastrophe sont possibles :
Le premier, c’est quand des mouvements antagonistes font assaut de jusqu’au-boutisme pour caresser la rue dans le sens du poil et la gagner, successivement, à leur cause. La rue, surtout au sortir d’une longue période de sommeil, est ivre de puissance et user de ce pouvoir longtemps contenu devient une fin en soi. De révolutions en contre-révolutions, on se retrouve avec des régimes de plus en plus extrémistes. Une fois le régime tortionnaire tombé en Iran, la dynamique révolutionnaire a écarté les communistes, puis les intellectuels de gauche, puis les démocrates, puis les religieux modérés…
Un autre scenario : Les membres des masses laborieuses, de la classe moyenne, bref tout ceux qui ont quelque chose à perdre et sur lesquels repose l’économie du pays, se retrouvent dans une situation de chaos qui menace le fruit de leur travail et leur bien-être. La révolution ne semble plus finir et ses résultats se font attendre. L’exaspération atteignant un certain seuil, ils vont constituer, eux aussi, une force qui ne demande qu’à être récupérée. Elle peut l’être, par qui promettra la stabilité, la prospérité et la fin de la pagaille. Même si c’est aux dépends de la démocratie. C’est ainsi que les français ont accueilli à bras ouverts, en la personne de Napoléon, celui qui a mis fin à la gabegie et la terreur de l’après-révolution.
Révolution et démocratieCe n’est pas pour dire que la révolution tunisienne ne servira à rien, bien sûr. Mais je veux insister sur le fait que chaque révolution porte en elle les germes de sa propre négation. C’est pour dire que si nous avons fait la révolution pour mettre fin à l’injustice, pour abattre le pouvoir d’une minorité sur la majorité, nous devons être conscients que la chute de la dictature n’est que la toute première étape. Si nous voulons que la révolution débouche sur un système susceptible de garantir à tout un chacun l’espoir d’un avenir meilleur et la possibilité de s’épanouir en toute liberté, alors le chemin est encore long. Si ce que nous voulons c’est la démocratie, alors nous devons être conscients que celle-ci est très fragile, que sa mise en place est délicate et que la conserver est un combat de tous les instants. A tout moment, le processus peut déraper.
Réussir la démocratie :Les tunisiens vont enfin avoir, pour la première fois dans l’histoire, la possibilité de voter librement, et chaque voix comptera. Un Homme = une voix, condition sine qua non de la démocratie, bien évidemment ! Mais c’est loin d’être suffisant. Le danger qui saute aux yeux ici est la dictature de la majorité. Il faut s’assurer que quel que soit le résultat d’élections, dans quelques mois ou dans un futur lointain, aucune autorité, même issue démocratiquement des urnes, ne puisse remettre en cause les grands principes sur lesquels se construit la Nation. Ceci ne peut être garanti que par une constitution ambitieuse qui nous protège sur le long terme.
La constitution, c’est d’abord une définition des structures du pouvoir ; je n’en parlerai pas parce que ce n’est pas mon sujet. Ce qui m’intéresse ici, c’est que la rédaction d’une constitution est aussi l’occasion de définir les grands principes sur lesquels on veut construire notre Nation et notre démocratie.
Si j’ai intitulé mon article "Liberté, Egalite, Fraternité”, c’est parce que ces trois mots mis en avant par la révolution française renferment en eux, à mon avis, toutes les aspirations des Hommes et des peuples, mais aussi les conditions de l‘instauration et de la préservation de la démocratie. Encore faut-il se mettre d’accord sur la portée de chacun des trois termes, et donc des éléments que nous voulons voir inclus dans la future constitution de la République Tunisienne et dans les lois qui nous gouverneront.
- Liberté :Le premier, et sans doute le plus beau. Se sentir libre est une sensation fabuleuse pour tout être humain. La liberté de faire des choix conscients en toute indépendance est sans doute ce qui fait la grandeur de l’Homme. La fondation de la démocratie.
D’abord, les libertés privées: Liberté de se déplacer, de penser, de croire, de disposer de son propre corps, de choisir ses études et son métier, de vivre en toute quiétude et en sécurité… ensuite, les libertés publiques: exprimer ses idées, s’associer, militer, et bien sûr voter et se porter candidat…
Le principe de base est que l’Homme est libre. Totalement et parfaitement libre, tant qu’il ne s’attaque pas aux libertés des autres individus et qu’il ne met pas en péril la démocratie.
Etre libre signifie aussi respecter la liberté des autres. L’acceptation de la différence est un exercice difficile auquel nous devons tous nous soumettre pour apprendre à vivre dans un pays libre. Je comprends que la vue d’un homme en robe avec un grosse barbe qui lui mange le visage, ou d’une femme en micro-jupe, avec des tatouages et des piercings sur tout le corps puisse choquer ou dégoûter certaines personnes. Mais il faut tout simplement s’y faire.
Où se situent donc les limites ? Les limitations à la liberté doivent être légales, explicites, et uniquement motivées par la préservation de l’ordre public et des libertés des autres.
Le code de la route en est un exemple tout bête : On est libre de circuler, d’aller où on veut, mais l’exigence de la sécurité de tous fait qu’on doive respecter les limitations de vitesse, qu’on s’arrête au stop et qu’on mette la ceinture. C’est la même chose pour tout le reste. On peut écouter la musique qu’on veut chez soi, tant que le bruit ne gêne pas les voisins.
Evidemment, tout n’est pas aussi simple. Dans les pays les plus démocratiques, les passions se déchaînent à propos de libertés que certains revendiquent et que d’autres veulent leur refuser : La liberté de porter des armes, celle de se faire avorter, celle d’exprimer des idées racistes ou violentes, d’adhérer à une secte, de porter le voile dit islamique…
Il n’y a pas de réponse standard à ces questions. Mais y répondre est essentiel, avec la plus grande prudence et la plus grande fermeté. Prudence dans le choix et l’énoncé des interdits, fermeté dans leur application, et fermeté surtout dans la protection de ces libertés si quelqu’un essaye d’y porter atteinte.
- Egalité :Il ne peut non plus y avoir de démocratie sans égalité entre tous les membres de la nation. L’épanouissement de chacun et l’harmonie entre les membres de la société suppose l’absence de tout type de discrimination. Égalité des droits politiques, égalité devant la justice, égalité de traitement dans les administrations… Chaque personne, se retrouvant en présence d’une autre, doit voir en elle un égal en valeur, en droits et en devoirs. C’est une des bases de la citoyenneté.
Les institutions, la société doivent se comporter envers chaque être humain de la même manière, quels que soient son origine, ses croyances, son sexe ou sa façon de vivre en privé. Il ne peut y avoir de réelle liberté sans cette égalité de traitement, et on peut dire que l’égalité est avant tout une expression sociale et institutionnelle des libertés individuelles et publiques et leur garante.
Là encore, les choses en sont pas faciles, dans une société ou le fait d’avoir un accent, une certaine façon de s’habiller, d’être une femme, ou jeune, ou vieux, ou foncé de peau, d’origine sociale modeste ou étrangère, sont parfois des handicaps à l’embauche, à l’égalité de salaire, dans les rapports avec l’administration et même dans la vie de tous les jours.
Il existe également dans les lois de notre pays des dispositions discriminatoires qui font que les citoyens n’ont pas les mêmes droits selon leur sexe ou leur croyance supposée. C’est tout simplement inacceptable car incompatible avec la notion de démocratie.
Bien évidemment, il existe des discriminations légales nécessaires, mais elles doivent être, comme les limitations aux libertés, énoncées et circonscrites clairement, comme par exemple pour les mineurs, les condamnés, ou ceux qui ont une incapacité mentale. En dehors de ces quelques cas précis, la constitution doit clairement interdire toute discrimination quelle qu’elle soit et indiquer que les lois la puniront avec fermeté.
Ce n’est pas tout. L’égalité pourrait se limiter à ce qui précède. Mais nous ne voulons pas d’une société ou chacun est laissé à lui-même. La société idéale est celle qui donne à tous des chances égales d’épanouissement moral et matériel. Si cela peut paraître utopique, la société idéale n’existant pas, il est néanmoins possible de mettre la collectivité à contribution pour aider ceux qui ont des handicaps dus à leur naissance ou qui surviennent à cause des aléas de la vie. C’est là qu’intervient la solidarité, que nos prédécesseurs ont (naïvement ?) appelée "fraternité".
- Fraternité, ou solidarité :Si la fraternité entre tous dans une société qui compte des millions d’habitants est un vœu pieu, la solidarité, organisée au niveau de l’Etat, est un moyen de mettre en commun des richesses par le biais de l’impôt (et autres contributions), de les redistribuer sous forme de services ou d’argent.
A travers les services publics, le rôle de l’Etat est d’offrir à tous les moyens de se former, de se soigner, de se déplacer, de chercher du travail, de disposer d’un minimum de subsistance… Sans tomber dans le travers de l‘assistanat.
La solidarité s’exprime entre les régions, l’impôt des plus riches permettant d’investir dans les infrastructures et le développement des moins chanceuses qui manquent de ressources humaines et naturelles ; entre les générations, les contributions de ceux qui travaillent finançant la formation des jeunes et les retraites des plus âgés et les habitants actuels du pays s’engageant à laisser un pays viable à leurs descendants même lointains; entre classes sociales, grâce aux prestations sociales financées par les plus riches ; entre les bien portants et les malades, etc.
Par exemple, il me semble important de définir les grandes lignes de la solidarité, des principes du droit à avoir un toit au-dessus de sa tête, de manger à sa faim, de préserver les ressources écologiques du pays, ou de limiter son empreinte carbone.
Evidemment, il n’est pas du rôle d’une constitution d’entrer dans le détail de politiques sociales et économiques qui vont grandement dépendre de la conjoncture et des orientations politiques de l’équipe au pouvoir. Mais on peut y inclure des déclarations de principe contraignantes qui interdiront aux gouvernants futurs, quel qu’ils soient, de négliger une catégorie de citoyens ou de les abandonner à leur sort. La constitution peut obliger tous les gouvernements futurs, par exemple, à garantir les retraites, à assurer un enseignement obligatoire et gratuit de qualité ou à tout mettre en œuvre pour protéger les surfaces boisées de notre pays.
La démocratie est un idéal qui n’est jamais atteint parfaitement, mais auquel les peuples aspirent. Elle est à la fois puissante par l’espoir qui la porte et l’épanouissement qu’elle apporte, et fragile car tributaire d’un équilibre précaire entre les forces qui la composent. Les premiers pas que fait la Tunisie nouvelle sont d’une importance capitale car ils vont conditionner ce que sera la Tunisie dans les années à venir. En particulier, chaque mot de la constitution qui va voir le jour pèsera très lourd. Soyons vigilants.