La question de « l’authenticité tunisienne » : valeur refuge d’un régime à bout de souffle ? Vincent Geisser et Éric Gobe 1 En cette année 2006, la Tunisie commémore le cinquantième anniversaire de
son indépendance. Pour l’occasion, le régime benaliste a déployé tous
les fastes possibles, célébrant le « père de la nation », Habib
Bourguiba, qui avait un temps été effacé de l’histoire officielle pour
cause de révisionnisme d’État : l’« ère nouvelle » exigeait, en effet,
que l’œuvre bourguibienne soit mise entre parenthèses, afin d’honorer
les réalisations du nouveau pouvoir : l’histoire de la Tunisie moderne
était censée commencer le 7 novembre 1987 – date de la prise de pouvoir
du général Ben Ali – et non le 20 mars 1956 – date de l’indépendance –,
procédant ainsi à une sorte d’inversion symbolique de la chronologie
nationaliste. Pourtant, malgré cette réhabilitation tardive et partielle
du « Combattant suprême »1
– placé en résidence surveillée de sa destitution en novembre 1987 à sa
mort en avril 2000 – le nouveau régime n’a pas résisté à la tentation
de s’approprier l’essentiel des acquis de la Tunisie post-indépendance :
l’émancipation de la femme, l’édification d’un système éducatif
moderne, la construction d’une économie performante, la préservation du
pays de l’obscurantisme religieux au profit d’un « islam du juste
milieu », autant de « progrès » qui sont mis au crédit exclusif de la
« Maison Ben Ali »2.
Dès lors, on peut comprendre que les commémorations officielles de ce
cinquantième anniversaire de l’indépendance, loin d’être placées sous le
signe de la « réconciliation nationale » et du « pardon », ont été
davantage l’occasion pour le pouvoir de dénoncer les « ennemis de la
patrie », à savoir cette « minorité de détracteurs qui cherchent à
déstabiliser la marche du pays » et visent par tous les moyens à
« ternir son image de marque et nuire à ses intérêts et ses acquis, en
faisant antichambre dans les chancelleries occidentales des pays
étrangers », comme l’affirme, sur un ton menaçant, Abdelwahhab Abdallah,
ministre des Affaires étrangères et surtout inamovible conseiller du
président de la République3.
2S’il fallait caractériser 2006 par rapport aux autres années de « l’ère
nouvelle », c’est probablement dans l’utilisation à outrance, par les
dignitaires du régime, d’une rhétorique nationaliste agressive, sinon
offensive, jouant très largement sur le spectre de l’
ennemi intérieur4et faisant de plus en plus appel à un discours sur « l’authenticité tunisienne »5
qui laisse supposer que certains courants sociaux, politiques et
religieux agiraient contre l’intérêt national. Certes, ces thématiques
ne sont pas nouvelles dans la logomachie benaliste mais elles
connaissent désormais une forme de systématisation et de standardisation
qui révèle en creux l’épuisement des ressources de légitimation
classiques du régime : le « discours négatif » sur la trahison de la
minorité protestataire (ou perçue comme telle) tendrait, en effet, à
prendre le dessus sur le « discours positif » des bienfaits de l’ère
nouvelle, même si les deux registres restent bien sûr étroitement mêlés.
L’on assiste ici à un léger basculement dans la rhétorique officielle
qui atteste sans doute d’une « crise de régime » sur fond de rumeurs
persistantes de maladie présidentielle – l’hypothétique cancer du
raïs –
et de luttes de succession au sein même de l’appareil d’État. Aussi
n’est-il pas étonnant que la radicalisation du discours anxiogène soit
moins le fait de l’acteur principal – à savoir, le président de la
République – que des courtisans qui rivalisent dans la formalisation de
la menace imaginaire, se livrant à une véritable surenchère dans l’art
de débusquer et de dénoncer publiquement les ennemis de la patrie.
3Sur le plan sociétal d’abord, l’année 2006 est marquée par le retour en
force d’un discours d’État sur le fléau de l’obscurantisme et du
sectarisme religieux, avec pour cible principal le
hijab (foulard islamique), dont le port est proclamé comme « dangereux » pour
la cohésion nationale et contraire aux « valeurs éternelles » de la
Tunisie. Le régime se lance dans une véritable « hijabophobie d’État »
qui sera même condamnée par certaines personnalités féministes, pourtant
traditionnellement opposées au port du foulard islamique.
4Sur le plan politique, ensuite, où la criminalisation de l’opposition
indépendante connaît une certaine radicalisation, sous l’effet de la
peur de la concrétisation d’une nouvelle alliance entre une partie de la
gauche et d’anciennes personnalités islamistes, plus ou moins liées au
parti En Nahdha.
5Sur
la plan associatif, enfin, où la Ligue tunisienne de défense des droits
de l’Homme (LDTH), née pourtant historiquement d’un compromis entre le
régime, l’opposition et des militants indépendants, fait désormais
l’objet d’une politique de harcèlement systématique, avec en
arrière-fond la question de ses financements étrangers et de ses liens
avec les ONG internationales qui sont assimilés par le discours officiel
à une ingérence dans les affaires intérieures tunisiennes et à une
manifestation d’anti-patriotisme.
- 6 « ‘‘L’ennemi intérieur’’ est une figure, rien d’autre qu’une image. Il est l’un des termes que des (...)
6Mais loin de se cantonner au dispositif rhétorique – discours central du
régime – la résurgence de la figure de l’ennemi intérieur produit des
effets concrets sur la vie des individus ordinaires, des groupes sociaux
et des organisations politiques et syndicales6.
Une « hijabophobie » d’État : le contrecoup sécuritaire d’une réislamisation menaçante ? 7 La Tunisie n’est pas à sa première « crise de voile » : elle en a connu plusieurs depuis l’indépendance – et même avant7 –,
la plus importante d’entre elles ayant eu lieu au cours de la période
1990-1992, « années noires » de la répression anti-islamiste qui s’est
traduite par une véritable chasse aux hijabs et aux signes pileux,
entraînant consécutivement une quasi-disparition de leur présence dans
les espaces publics8.
Ainsi, jusqu’au début des années 2000, tous les signes visibles
d’appartenance islamique et/ou islamiste étaient proscrits des lieux
publics ou semi-publics, leurs porteurs étant le plus souvent victimes
de harcèlement et de pressions directes ou indirectes de la part des
autorités et des forces de sécurité (interpellations, interdiction de
pénétrer dans certains endroits, licenciements professionnels, fichage
policier, exclusion des établissements scolaires, dévoilements forcés).
Mais, à partir de 2001, on a assisté dans les centres urbains à une
montée rapide en visibilité du hijab et d’autres signes religieux
masculins et féminins (barbe,
jilab,
niqab,
qamis,
i.e. chemise blanche à la mode du Golfe), moins en raison d’ailleurs du
relâchement de la surveillance et de la répression du régime que par une
sorte de mouvement diffus « par le bas », échappant totalement au
pouvoir et encore davantage aux forces d’opposition, y compris aux
islamistes d’En Nahdha qui, de leur exil forcé à Londres et à Paris, ont
éprouvé maintes difficultés à développer une interprétation cohérente
du phénomène9.
De là, toute lecture politique du « retour du hijab » dans la société
tunisienne d’aujourd’hui et, en particulier, dans les classes d’âge nées
dans les années 1970-1980, les « générations Ben Ali » en quelque
sorte, apparaîtrait nécessairement réductrice et relèverait probablement
d’une surinterprétation du processus de réislamisation.
- 7 Déjà en 1929, bien avant l’indépendance, le voile avait provoqué une polémique dans les milieux po (...)
- 8 Larbi Chouikha, « La question du hijab en Tunisie. Une amorce de débat contradictoire », in Franço (...)
- 9 Lors d’entretiens avec des responsables islamistes tunisiens en exil, ces derniers nous ont avoué (...
- 10 Pour une analyse pertinente du processus de politisation de l’affaire du voile en Europe et dans l (...)
- 11 Le parti En Nahdha est interdit en Tunisie. Ces militants sont soit en exil, soit en prison, soit (...)
- 12 Le mouvement 15-21 incarnait dans les années 1980 l’islamisme dit « progressiste », appelé aussi « (...)
- 13 Le CSP promulgué par Bourguiba le 13/8/1956, quelques mois après l’indépendance, a aboli la polyga (...)
8 Pourtant, c’est bien une lecture politique et idéologique du « retour » du hijab
que va tenter d’imposer le régime benaliste, de telle sorte que, s’il
s’est bien produit une politisation de l’affaire10,
celle-ci relève très largement d’une problématique imposée « par le
haut », dans le but de diviser l’opposition indépendante et d’asseoir
davantage son contrôle sur la société. Aussi la poussée de la
« hijabophobie » d’État, en cette année 2006, ressortit-elle très
largement à la crainte du pouvoir d’un rapprochement entre l’opposition
indépendante de gauche et les islamistes (En Nahda11 et les anciens animateurs du mouvement 15-2112). Dans ce contexte du cinquantième anniversaire de la promulgation du Code du statut personnel (CSP)13,
la campagne anti-hijab entend jouer sur le spectre de l’obscurantisme
importé (présenté comme une idéologie néfaste venue d’Orient), dans
l’espoir d’enrayer toute dynamique protestataire unitaire. Le féminisme
d’État, hérité du bourguibisme, est ainsi habilement instrumentalisé à
des fins sécuritaires, dans le but de rallier au régime des opposants
encore indécis et surtout effrayés par un hypothétique retour en force
de l’islamisme sur la scène politique tunisienne.
La mobilisation des élites du régime pour la défense du féminisme d’État et de « l’authenticité tunisienne »9Les commémorations officielles du cinquantième anniversaire du CSP,
considéré par certains comme un modèle juridique d’émancipation féminine
dans le monde arabo-musulman, donnent l’occasion au pouvoir benaliste
de se réapproprier les acquis en la matière et de surenchérir sur le
registre du féminisme d’État14.
Devant un parterre de 1 200 femmes tunisiennes, venues des quatre coins
du pays, grâce aux bons soins du parti quasi unique, le Rassemblement
constitutionnel démocratique (RCD), le
raïs a réaffirmé, le 13
août, son attachement indéfectible au CSP et annoncé deux nouveaux
projets de loi : l’un pour renforcer le droit au logement au profit de
la mère divorcée ayant la garde des enfants et l’autre pour unifier
l’âge minimum au mariage, le fixant désormais à 18 ans sans distinction
de sexe15.
- 14 Bouazza Ben Bouazza, « La Tunisie fête le cinquantenaire du Code du statut personnel », Associated (...)
- 15 « Tunisie. Cinquante ans d’indépendance féminine », , 13/8/2006. (..
- 16 En juillet 2001, le magistrat, président de chambre au Tribunal de première instance de Tunis, ava (...)
10 Toutefois, ce regain d’intérêt du régime pour le sort des Tunisiennes ne parvient
pas à convaincre les milieux de l’opposition indépendante qui, tout en
reconnaissant les acquis positifs du CSP et de l’héritage bourguibien,
dénoncent l’instrumentalisation du féminisme par le régime et ce
d’autant plus qu’il s’inscrit dans le contexte fortement passionnel de
la « bataille du hijab ». Ainsi, le « juge rebelle », Mokthar Yahyaoui16,
qui fait un peu figure aujourd’hui de personnalité morale de
l’opposition et des mouvements des droits de l’Homme, n’hésite pas à
pointer du doigt la « manipulation » orchestrée par le pouvoir benaliste
à des fins purement propagandistes :
- 17 Mokhtar Yahyaoui, « La femme tunisienne : un enjeu majeur pour la dictature », http://yahyaouimokh (...
« Continuer à
célébrer comme on l’observe aujourd’hui ces acquis d’il y a cinquante
ans avec la même manipulation qui cherche à faire oublier qu’ils sont
des garanties reconnues par la Constitution et des attributs de
citoyenneté constitue pour le pouvoir un moyen de faire aliéner encore
la femme et de lui imposer sa tutelle et relève d’une gestion
clientéliste de la société par le pouvoir sur la base de la gratitude et
de la soumission qui est propre à toute dictature et contraire au
principe même de cette émancipation qu’on fait semblant de fêter17. »
11De son côté, la LTDH en appelle à un approfondissement de « l’esprit
émancipateur » du CSP et à une plus forte cohérence entre les discours
féministes officiels et les pratiques sociales réelles, replaçant la
problématique de la conquête des droits des femmes dans celle plus
générale de la nécessaire démocratisation de la société tunisienne :
- 18 Extrait du communiqué de la LTDH, (...)
« Cinquante ans
après sa promulgation, le CSP et l’ensemble des législations ayant
rapport avec les droits des femmes doivent être réexaminés dans le sens
de l’approfondissement et de l’extension de ces droits. C’est une
exigence qui est devenue de plus en plus incontournable. Il est
indispensable que notre pays consacre enfin, dans la législation comme
dans la pratique, l’égalité totale entre les femmes et les hommes. Quand
on est opposé à toute discrimination sur la base de la race, du sexe et
de la croyance, on ne peut pas admettre l’inégalité dont sont victimes
les femmes. De ce fait, la revendication de l’égalité entre les sexes en
matière d’héritage, objet d’une campagne menée à l’occasion du
cinquantenaire par un groupe d’associations dont la LTDH, répond à une
exigence de justice, d’égalité citoyenne et de démocratie18. »
- 19 Olfa Lamloum et Luiza Toscane, « Les femmes, alibi du pouvoir tunisien », Le Monde diplomatique, j (...)
12On comprend dès lors le relatif embarras qu’ont éprouvé les porte-parole
de l’opposition indépendante et des milieux des droits de l’Homme à se
joindre aux commémorations officielles du CSP, au risque de cautionner
le « féminisme alibi » du régime19, et ceci d’autant plus que ces festivités s’inscrivent dans le contexte hautement sécuritaire de la campagne anti-hijab.
13En effet, dès le mois de janvier, le ministre des Affaires religieuses,
Boubaker El Akhzouri, a relancé la polémique sur le voile islamique en
dénonçant son caractère notoirement « anti-islamique » et
« antipatriotique » dans un entretien accordé au journal
progouvernemental
Ach Chourouk : « Nous avons effectivement
besoin de définir ce phénomène pour éviter la confusion et les erreurs
d’interprétation. Il faut souligner qu’il s’agit d’une tenue
vestimentaire qui suggère une appartenance politicienne ou
politico-religieuse et qui n’a rien à voir avec le concept divin
interprété par les sociétés musulmanes suivant leurs traditions ». Et,
dans la foulée, de réaffirmer la volonté acharnée du régime de lutter
par tous les moyens contre toute forme de prosélytisme confessionnel
dans les espaces publics :
- 20 Boubaker El Akhzouri, « Entretien avec le ministre des Affaires religieuses : nous sommes soucieux (...)
« Le passé et le
présent attestent le danger de ce phénomène [le port du hijab] qui ouvre
la porte aux conflits menaçant l’équilibre des sociétés et leur
capacité de développement et d’évolution. Nous sommes aussi soucieux de
lutter contre les signes extérieurs de confessionnalisme que déterminés à
combattre la dissolution des mœurs et le mépris des valeurs, exprimés à
travers la tenue vestimentaire, le langage et le comportement. Tout
ceci est régi par des lois et qu’il n’y a pas lieu d’interpréter de
manière tendancieuse20. »
14On pourrait voir ici une déclaration isolée ou une simple « gaffe
politique » d’un dignitaire du régime, énoncée sans concertation avec
les instances présidentielles et gouvernementales. Or, la suite des
événements tendrait à prouver, au contraire, qu’il s’agit bien d’une
initiative programmée de longue date et d’une nouvelle campagne
anti-hijab organisée au plus haut sommet de l’État. Celle-ci est
d’ailleurs relayée immédiatement par l’ensemble des journaux pro-régime
qui, à coups d’éditoriaux, d’articles pamphlétaires et de tribunes
« libres », viennent appuyer et même radicaliser les propos du ministre
des Affaires religieuses, en lui donnant davantage encore une tournure
répressive et prohibitionniste. La presse officielle s’en prend
notamment à l’influence « néfaste » des chaînes satellitaires (
Al Jazeera,
Iqraa,
Al Arabia,
etc.) qui contribueraient, selon elle, à pervertir la jeunesse
tunisienne et la détourner de son amour pour la patrie, au profit d’une
idéologie étrangère et sectaire :
- 21 Foued Zaouche, « Il ne faut pas voiler la femme mais voiler le désir de l’homme », Réalités, n° 10 (...
« Il faut demander à
ces prêcheurs télévisuels et autres inspirés d’un autre âge ce que
signifient véritablement ces gestes ‘‘anodins’’ sinon la
‘‘chaarisation’’ de notre vie sociale et politique. Le port du voile
constitue bien plus qu’un simple engagement personnel, comme semblent le
penser celles qui ont choisi de le porter. Il faut comprendre les
enjeux représentés par ces quelques centimètres de tissu […]. Le danger
du dogme est la certitude d’avoir raison, animant l’obsession d’une
vérité absolue qui tue toute volonté de chercher, de découvrir,
engendrant un esprit stérile appelé simplement à se reproduire à
l’infini21. »
- 22 Président du parti islamiste interdit En Nadha, en exil à Londres.
- 23 Président du parti interdit, le Congrès pour la République (CPR).
- 24 Dirigeant du Parti démocrate progressiste (PDP), représentant l’opposition indépendante légale. (...)
15 L’enjeu
sous-jacent de cette mise en accusation étant que ces chaînes
satellitaires constituent également des canaux d’expression privilégiés
pour les opposants indépendants toutes obédiences politiques confondues
(Rached Ghannouchi22, Moncef Marzouki23, Néjib Chebbi24
entre autres passent régulièrement sur ces chaînes) et que les
discréditer en les qualifiant « d’intégristes » et/ou
« d’obscurantistes » est une manière de tenter de dissuader le public
tunisien de les regarder. À ce propos, le ministre des Affaires
religieuses a d’ailleurs sommé les responsables de la radio-télévision
nationale (RTT) à lancer une contre-offensive médiatique contre
« l’islam satellitaire », en développant des programmes religieux
conformes à « l’islam de juste milieu » prôné par le régime.
16 L’importance de l’enjeu de la campagne anti-hijab est attestée également par la
mobilisation de toutes les forces vives du parti présidentiel, le RCD,
et, en particulier, de ses cadres dirigeants qui sont missionnés par le
Palais de Carthage pour aller porter le « bonne parole benaliste »
contre le sectarisme religieux au quatre coins de la République. Un peu
partout à travers le pays sont ainsi organisés des réunions,
conférences, colloques et autres veillées ramadanesques pour inciter les
militants du parti à participer activement à la « chasse au hijab » et
relayer la propagande officielle auprès des citoyens ordinaires. Au
premier rang desquels, le secrétaire général du RCD, Hédi M’Henni, l’une
des figures montantes du régime – certains le considèrent comme l’un
des successeurs possibles du
raïs – qui développe une
argumentation particulièrement radicale contre le port du voile
islamique, évoquant parfois les accents offensifs du kémalisme des
années 1920-1930 ou du bourguibisme des années 1960 (cérémonies
publiques de dévoilement) :
- 25 Hédi M’Henni, secrétaire général du RCD, cité par l’agence officielle TAP et AFP, 04/10/2006. (...)
« Si nous acceptons
aujourd’hui le port du hijab, nous serons amenés demain à accepter que
le droit de la femme au travail, au vote et à l’enseignement lui soit
dénié et qu’elle soit confinée dans un rôle de procréation. […] Ces
pratiques n’ayant aucun rapport avec l’islam, ni avec l’identité et
l’authenticité du pays […] sont de nature à porter atteinte aux
réalisations et acquis accomplis en faveur de la femme tunisienne. [….].
Les Tunisiens, réellement imbus des principes de la sublime religion
islamique […], constatent avec étonnement l’émergence de nouveaux
phénomènes sociaux étrangers à leur identité, à leur authenticité, à
leurs traditions et aux modes de vie de leurs ancêtres25. »
17 En dépit d’une argumentation de type moderniste et universaliste, en
filiation directe avec le positivisme bourguibien, la propagande du
régime benaliste parvient difficilement à échapper à une forme
d’essentialisation de la « tradition », la
tunisianité étant
portée au rang d’essence éternelle et inviolable, à laquelle doivent se
plier toutes les attitudes, comportements et mœurs, comme le souligne
avec pertinence cet auteur anonyme d’une contribution critique sur
l’affaire du hijab :
- 26 Nabila E., « Tunisie : Tintin au pays de Tartuffe. Comment le foulard devient l’instrument d’une p (...)
« Un voile ‘‘non
conforme’’ à la tradition. Oui, mais quelle tradition ? Il est devenu
courant de nos jours de voir les Tunisiennes arborer le hijab, noué à la
façon de leurs coreligionnaires du monde entier, du Maroc à
l’Indonésie, de la Suède aux Comores. Ce qui pourrait de prime abord
passer pour un retour à la pratique islamique ou l’assouplissement du
joug dictatorial, tourne en Tunisie au crêpage de chiffon. Alors qu’il y
a quelques années il fût bien rare de croiser une femme à la tête
recouverte, voilà que le pays entier découvre qu’il a toujours existé
une tradition de port du foulard. Un foulard, oui. Un hijab, non26. »
18L’obscurantisme dit « confessionnel » cède la place à un obscurantisme patriote et
chauvin en quelque sorte, faisant de la conformité à la « tradition
tunisienne » une norme absolue et irréformable.
19Mais,
plus fondamentalement, ce qui se joue dans cette nouvelle « bataille du
hijab », au-delà des aspects purement conjoncturels (répression de
l’opposition indépendante et crainte d’une alliance islamo-gauchiste),
c’est le monopole de l’État à énoncer la norme islamique légitime et à
l’imposer à l’ensemble de la société. En ce sens, la campagne
prohibitionniste constitue une sorte de mise en scène de la toute
puissance de l’État qui vise à dissuader – y compris par l’usage de la
coercition – toute contestation possible sur le terrain des valeurs
religieuses et séculières. C’est dans cette perspective qu’il convient
de replacer les propos du ministre des Affaires religieuses :
- 27 Boubaker El Akhzouri, dans « Entretien avec le ministre des Affaires religieuses : nous sommes sou (...)
« Les lois, la Constitution en premier lieu, préservent la religion tandis que notre
discours religieux consacre les constantes de l’islam et renforce ses
valeurs, loin des tendances politiques. Aucun courant n’a le droit
d’outrepasser la loi en nuisant à l’islam. Nous sommes très soucieux de
mettre en avant l’image réelle et respectable de l’islam et de
contribuer à la réalisation du progrès escompté par les musulmans. Cela
ne passe pas par le confessionnalisme, la division et les conflits
répugnants »27.
- 28 Le moujtahid est le savant musulman qui possède la faculté et la légitimité religieuse à pratiquer (...)
- 29 Dans un contexte totalement différent (la Belgique et l’Europe), Lionel Panafit analyse le rôle ce (...)
20L’État s’érige en «
Moujtahid suprême »28 : c’est la loi qui fait l’islam et non l’islam qui fait la loi29,
tel est en substance le message que le régime benaliste veut faire
passer à ses citoyens, quitte à recourir à des moyens répressifs.
Au-delà du discours prohibitionniste, une répression anti-hijab bien réelle 21Comme le relève fort pertinemment le politologue Larbi Chouikha, l’État
tunisien, depuis les premiers temps de l’indépendance, traite la
question épineuse de l’identité islamique de la Tunisie sur un mode
paradoxal
- 30 Larbi Chouikha, « La question du hijab en Tunisie. Une amorce de débat contradictoire », op. cit., (...)
« Dans sa gestion
des activités religieuses, le pouvoir politique tunisien a toujours
oscillé entre la répression contre tout ce qui peut être perçu comme
signes d’appartenance aux islamistes (voile, barbe), et la sanction de
tout ce qui peut contrevenir à ce qu’il nomme atteintes ‘‘aux bonnes
mœurs’’ et aux ‘‘valeurs arabo-musulmanes’’ de la Tunisie. Ce qui
l’incite à réagir dans un sens ou dans l’autre ou les deux à la fois, ce
sont les crises structurelles qui l’affectent, provoquées parfois par
des événements extérieurs30. »
22 Or, précisément, l’année 2006 semble renvoyer globalement à une telle
situation de crise structurelle, incitant le régime à jouer sur les deux
tableaux, mais presque exclusivement dans un sens répressif. Pour ce
faire, il s’appuie sur tout un arsenal de textes juridiques et de
règlements administratifs qui visent à donner un semblant de légalité à
la répression policière, à travers notamment la réactivation de la
« fameuse » circulaire 108 du ministère de l’Éducation nationale, datant
de 1981 et formulée en ce termes :
« Nous observons ces
derniers temps que des élèves-filles se rendent dans leurs
établissements avec une tenue totalement étrangère à nos traditions
vestimentaires en arborant un vêtement – qui se confondrait aux habits
‘‘confessionnels’’ qui marque l’appartenance à une tendance qui se
distingue par des tenues vestimentaires sectaires, contraires à l’esprit
de notre époque et à l’évolution saine de la société31. »
23Elle a d’ailleurs inspiré d’autres ministères. En 2003, le ministère de la
Santé a édicté, à son tour, un texte réglementaire (la circulaire 98),
interdisant le port du voile pour les agents et les administrés des
services de santé publique sur l’ensemble du territoire tunisien.
- 32 Union générale tunisienne du travail.
24La façade légale étant sauvegardée, l’appareil sécuritaire peut désormais
entrer en action et se livrer à une véritable chasse aux porteurs des
signes dits « sectaires ». Celle-ci touche en premier lieu, les élèves
des lycées et les étudiantes des facultés publiques qui se voient non
seulement interdire l’entrée dans les locaux d’enseignement mais aussi
transférer de force dans les commissariats, afin de leur faire signer
des « attestations de dévoilement », comme en témoigne ce syndicaliste
de l’UGTT32 :
33 Aref Maalej, universitaire, syndicaliste UGTT, « Quand mettra-t-on fin à la guerre contre le hijab (...)
« Des pratiques
aussi aberrantes que celles de conduire des jeunes filles voilées au
commissariat de police, telles des criminelles, pour les obliger à
signer en engagement à ne plus commettre un acte aussi ignoble ne
peuvent créer un climat de tension sociale et pousser nos jeunes au
désespoir, à l’extrémisme, à la violence et au terrorisme33. »
25Le
climat répressif et les pressions directes des autorités sécuritaires
incitent généralement les administrations scolaires et universitaires à
faire preuve de zèle dans l’application des circulaires : par exemple,
le 26 mai 2006, le correspondant de l’hebdomadaire
Jeune Afrique en Tunisie, rapporte que :
- 34 Ridha Kéfi, « Tunisie. Revoilà le voile », Jeune Afrique, n° 2371, 18 au 24/6/2006.
« […] à la faculté
de droit et de sciences politiques de Tunis, des étudiantes sont
empêchées par un agent de l’administration d’entrer dans la salle
d’examen. À cause du hijab (‘‘voile islamique’’) couvrant leurs têtes et
leurs épaules. Par peur de rater leur année universitaire, certaines
obtempèrent. Les récalcitrantes sont conduites dans un bureau de
l’administration. Il faudra l’intervention d’un groupe d’enseignants
pour qu’elles soient autorisées à rejoindre leurs camarades. Plusieurs
incidents du même genre ayant eu lieu au cours des dernières semaines,
un mouvement de protestation se développe. Étudiants et enseignants
islamistes, à nouveau très présents sur les campus, y participent, mais
ils ne sont pas les seuls34. »
26 À la rentrée 2006-2007, la répression anti-hijab semble se généraliser à
l’ensemble du pays et frapper de nombreux établissements scolaires
secondaires et supérieurs. Les témoignages des parents des jeunes filles
victimes de la « hijabophobie » d’État se multiplient et sont parfois
repris par la presse de l’opposition indépendante :
35 Mohamed Hamrouni, « Les autorités saisissent ‘‘Fulla’’ et interdisent le hijab », Al Maoukif, orga (...)
« […] le pouvoir
poursuit sa campagne, lancée en début d’année scolaire, contre les
jeunes filles voilées. Ces derniers jours, cette campagne s’est
renforcée notamment dans les lycées et dans les petits établissements
universitaires éloignés. Dans une déclaration à Al-Maoukif, des
parents ont indiqué que le gouverneur et le délégué [équivalent
respectivement du préfet et sous-préfet], accompagnés de civils, de
policiers en uniforme et de directeurs, faisaient le tour des classes de
lycées de la région d’Oued Ellil pour faire sortir les élèves voilées
et les rassembler dans une grande salle. Des menaces ont été proférées
contre ces jeunes filles afin de les obliger à signer un engagement de
ne plus mettre le hijab. Certains ont fait l’objet d’un renvoi de dix
jours. Dans le collège ‘‘Ibn Sina’’, l’administration a dévoilé de force
les élèves et les a empêchées de suivre les cours. À l’Institut
supérieur des études technologiques de Radès, l’administration continue
de refuser l’accès aux étudiantes voilées. Le directeur accompagné du
secrétaire général, surveille quotidiennement l’entrée des étudiantes à
l’institut. Les étudiants qui ont protesté contre ces pratiques ont été
menacés de renvoi35. »
27 Toutefois,
le régime ne paraît pas vouloir circonscrire la répression anti-hijab
au champ scolaire. À l’instar des années 1990-1991 (apogée de l’action
sécuritaire contre l’islamisme), elle gagne l’ensemble des espaces
publics, où l’on assiste au retour des pratiques de rafles de jeunes
femmes voilées :
36 Ibid.
« Cette campagne
s’est étendue aux lieux publics et a pris de l’ampleur ces dernières
semaines. Elle s’est manifestée par l’arrestation de jeunes filles dans
leur quartier, devant leur domicile. Celles-ci par la suite convoquées
au poste de police où leurs parents, sous la menace, signent un
engagement à ne plus permettre à leurs filles de remettre le voile36. »
28Si
les femmes voilées et, en particulier, les adolescentes et les jeunes
filles arborant le hijab, apparaissent comme les principales cibles de
cette répression étatique contre les signes religieux visibles,
l’élément masculin n’est pas en reste. Les témoignages concernant les
interpellations et les arrestations d’hommes, dont la pilosité est jugée
contraire à « l’authenticité tunisienne », sont également nombreux37.
29On l’aura compris : l’enjeu majeur de telles opérations sécuritaires,
relativement impopulaires, est moins d’éradiquer le hijab que
d’entretenir un climat permanent de peur chez les citoyens ordinaires et
de les dissuader de s’associer à toute mobilisation ou initiatives
protestataires autonomes. Plus encore, il s’agit de tenter de diviser
l’opposition indépendante en voie de reconstruction (le mouvement
unitaire du 18 octobre), en réactivant le spectre menaçant de l’islam
politique. Mais les résultats escomptés par le régime seront limités et
susciteront même un « front de défense du hijab » assez inattendu.
Contre-feux : le refus de l’opposition indépendante de cautionner la « hijabophobie » d’État 30En 2003-2004, les retombées en Tunisie de la loi française sur
l’interdiction des signes religieux à l’école avaient semé un certain
trouble dans les milieux de l’opposition indépendante, notamment chez
les féministes. Certaines d’entre elles avaient non seulement cautionné
la nouvelle législation française dans le sens d’une prohibition du
foulard islamique dans les établissements scolaires publics mais aussi
réclamé une « version tunisienne » du texte, sommant le régime tunisien
de se prononcer sur la question. Une organisation comme l’Association
tunisienne des femmes démocrates (ATFD), par exemple, était même allée
jusqu’à prôner un retour à la répression du hijab, outrepassant la
position liberticide du régime ; en effet, en 2003, l’ATFD exprimait sa
« profonde inquiétude » face à « l’étendue du hijab » en Tunisie et son
« refus total de ce symbole qui est celui de l’enfermement des femmes et
de la régression ». Et elle adressait au pouvoir politique cet appel
que certains perçoivent comme une invite à sévir davantage :
- 38 Larbi Chouikha, « La question du hijab en Tunisie. Une amorce de débat contradictoire », op. cit., (...
« Nous interpellons
encore une fois l’État tunisien sur sa responsabilité dans l’extension
de ce phénomène : sa politique concernant les femmes et la place du
religieux dans le projet de société est d’une grande ambition, elle est
marquée par l’absence de position politique claire concernant le port du
voile38. »
- 39 L’ATFD, la LTDH et Amnesty international ont publié, le 13/8/2003, un communiqué commun à l’occasi (...)
31Ellefut même rejointe sur cette position ultra-prohibitionniste par
certaines composantes laïcistes de la LTDH et de la section tunisienne
d’Amnesty international39.
32En
2006, le régime mise sur un scénario comparable, en espérant réanimer
le clivage pro-hijab/anti-hijab et semer la zizanie dans les milieux
protestataires entre anti-islamistes déclarés et partisans du dialogue
avec les tenants de l’islam politique. Mais le contexte sociopolitique a
changé et nombre d’opposants sont désormais conscients des risques
d’instrumentalisation de la part du pouvoir et surtout des effets
pervers de la répression qui, loin de freiner le développement du hijab
et des signes religieux dans la société, aurait plutôt tendance à
l’encourager.
33Les
féministes indépendantes sont les premières à adopter une position
nuancée, refusant de justifier, comme dans les années 1990, la campagne
sécuritaire contre le voile islamique
- 40 Bochra Belhaj Hamida, citée par Adel Bouhlel, « Bataille du voile : la Tunisie n’a pas besoin des (...
« Pour ma part,
[affirme Bochra Belhaj Hamida], l’une des dirigeantes historiques de
l’ATFD, je pense qu’il n’est pas acceptable d’imposer le voile, tout
comme l’interdire est inacceptable, sachant qu’il n’existe pas un seul
voile mais plusieurs. […] Ce qui distingue peut-être la société
tunisienne, c’est qu’elle n’est pas hypocrite, contrairement à d’autres
sociétés arabes qui prétendent que tout va pour le mieux alors que leurs
citoyens pratiquent tant le bien que le mal. Les solutions consistent à
mon avis à ouvrir des espaces de dialogue pour évoquer sérieusement ce
phénomène, en toute responsabilité. Ces espaces seraient ouverts à
toutes les parties en droit d’exprimer leur opinion sur le sujet
(pouvoir, opposition et société civile)40. »
- 41 Ibid.
- 42 Cité par Rachid Khéchana, « Une ancienne circulaire dont les opposants sont de gauche et non des i (...
34En revanche, dans les autres secteurs de l’opposition et du syndicalisme,
la condamnation de la campagne sécuritaire anti-hijab est ferme et sans
ambiguïté. Au premier rang, le Syndicat général de l’enseignement
supérieur et de la recherche (affilié à l’UGTT), traditionnellement
dominé par la gauche, s’est clairement démarqué du régime et a publié un
communiqué, le 30 mai, pour dénoncer les abus administratifs dans la
répression anti-hijab41.
De même, que le très laïque et marxiste Parti des ouvriers communistes
tunisiens (PCOT), dont les militants n’hésitaient pas, dans les années
1980, à affronter les activistes islamistes au corps à corps, a
virulemment condamné la campagne du régime contre les signes religieux
« qu’il accuse de porter atteinte à la liberté individuelle » et qu’il
considère comme « une preuve supplémentaire de l’incapacité du régime à
affronter les problèmes de société autrement que par la voie
sécuritaire ». Le PCOT attribue ce nouveau phénomène de société à la
« répression, à la dictature politique, à la corruption, à la pauvreté, à
la marginalisation, au chômage et au vide culturel dont seul est
responsable le régime et ses choix »42.
De son côté, le Parti démocrate progressiste (PDP) a profité de son
statut de parti légal (contrairement aux autres composantes de
l’opposition indépendante non reconnues par le pouvoir) pour se faire le
porte voix des libertés individuelles, en particulier de la liberté
religieuse, refusant catégoriquement de légitimer l’amalgame entre port
du hijab et appartenance à l’islamisme radical :
- 43 Ahmed Néjib Chebbi, « Le droit au hijab », Al Maoukif, organe du PDP, 20/10/2006.
« Aujourd’hui,
[constate Néjib Chebbi, le leader du PDP], le voile a cessé d’être un
symbole d’appartenance à un mouvement politique depuis la poigne de fer
du gouvernement qui a tout détruit sur son passage, y compris le
mouvement En Nahdha dont les activités politiques ont cessé depuis plus
de 15 ans. Le hijab prend aujourd’hui la forme d’un phénomène
culturo-religieux qui n’a rien à voir avec l’appartenance politique. […]
Dans une société qui a fait l’un de ses fondements de la liberté de
conscience et de culte, la question du hijab s’inscrit dans le cadre des
libertés individuelles dans lesquelles les pouvoirs publics n’ont le
droit de s’immiscer que pour les protéger et aider à leur concrétisation43. »
- 44 Rached Ghannouchi cité par Ridha Kéfi, « Cachez ce voile… », Jeune-Afrique, 15 au 21/01/2006. (...)
35Le paradoxe de cette nouvelle « bataille du hijab » en Tunisie réside
probablement dans l’attitude des islamistes eux-mêmes qui ont été
finalement les acteurs politiques les plus discrets sur la question,
comme s’ils avaient été dépassés par le débat. Certes, de son exil à
Londres, le cheikh Ghannouchi, l’émir-président du parti En Nahdha, a
bien rappelé que le hijab était « l’un des attributs de la femme
musulmane » et réclamé le respect des « libertés individuelles et
collectives » et des « fondements de la personnalité arabo-musulmane »44
de la Tunisie, mais dans un registre relativement dépolitisé et sans
volonté d’affrontement frontal avec le régime. Car, en définitive,
l’enjeu politique est ailleurs : la hijabophobie d’État exprime moins la
volonté du pouvoir benaliste de contenir la réislamisation de la
société tunisienne ou l’hypothétique « retour des islamistes » sur la
scène politique que d’enrayer la nouvelle dynamique unitaire de
l’opposition qui se fait jour depuis la naissance du Mouvement du 18
octobre.
Le Mouvement du 18 octobre : feu de paille contestataire ou émergence d’une nouvelle configuration protestataire ? 36Profitant de la tenue à Tunis du Sommet mondial de la société de l’information
(SMSI), huit personnalités tunisiennes, venues de différents horizons
politiques et philosophiques (activistes de gauche, nationalistes
arabes, islamistes, indépendants, etc.) décidaient, le 18 octobre 2005,
de se mettre en grève de la faim pour alerter l’opinion nationale et
internationale sur la situation des droits de l’Homme et des libertés
sous le régime de Ben Ali45.
Un mois plus tard était créé le « Collectif du 18 octobre pour les
droits et les libertés » regroupant dans un cadre unitaire les soutiens
aux grévistes, jetant les bases d’une nouvelle dynamique protestataire
autonome, dans lesquels se retrouvaient côte à côte des opposants dits
« laïques » et des sympathisants du mouvement islamiste :
- 45 Sur les débuts du Mouvement du 18 octobre, cf. Vincent Geisser et Éric Gobe, « Le régime Ben Ali f (...)
- 46 Extrait du premier communiqué du Mouvement du 18 octobre, traduit de l’arabe, cité par Vincent Gei (...)
« Ce dialogue
devrait permettre, dans ces conditions, de parvenir à une vision commune
du standard démocratique minimum qui permettrait de garantir aux
Tunisiens l’émergence d’un système politique fondé sur l’exercice de la
citoyenneté, sur la base du respect de leurs droits et de leurs libertés
inaliénables, ainsi que la sauvegarde de leur dignité nationale46. »
- 47 Michel Camau et Vincent Geisser, « L’islamisme imaginaire : identité obsédante et structurante des (...)
- 48 Dans les dernières années du bourguibisme, on a vu se dessiner une coalition démocratique informel (...)
37En dépit d’une visée minimaliste, le projet est ambitieux : rassembler
toutes les composantes de l’opposition indépendante et des milieux des
droits de l’Homme en Tunisie et surtout colmater la fracture réelle ou
imaginaire entre « démocrates » et « islamistes », « laïcs » et
partisans d’un islam politique qui constitue, depuis des années,
l’identité obsédante des scènes politiques tunisiennes47,
au point d’annihiler tous les efforts en vue de bâtir un « front
démocratique » face au régime autoritaire, à l’instar des expériences
unitaires des années 198048.
38De ce point de vue, l’année 2006 a constitué l’épreuve du feu pour le
Mouvement du 18 octobre, avec ses premiers éléments de structuration
dans le paysage politique tunisien mais aussi ses premières déceptions
et signes de fragilité.
La structuration du mouvement ici et là-bas : vers un front démocratique unitaire ? 39La dynamique des scènes politiques tunisiennes n’est envisageable que dans
une sorte de va-et-vient permanent entre l’intérieur et l’extérieur, en
ce sens que l’exil a toujours représenté une dimension centrale dans la
structuration et la légitimation des mouvements protestataires, avec
parfois des effets de dissonance et de concurrence entre les
« résistants de l’intérieur » et ceux de l’émigration, bien que le
statut de ces catégories ne soit pas toujours clairement défini,
certains acteurs relevant simultanément des deux scènes (processus
d’externalisation et de transnationalisation de l’action protestataire).
Ce n’est donc pas un hasard si les premières tentatives de
formalisation de la coalition protestataire se sont déroulées à
l’étranger et notamment à Paris, lieu regroupant traditionnellement un
grand nombre d’exilés et d’émigrés tunisiens appartenant aux différents
courants politiques et philosophiques49.
Ainsi, le 7 janvier 2006, s’est tenue dans la capitale française une
grande réunion des soutiens du Mouvement du 18 octobre, en vue de la
création d’une
Plate-forme pour un changement démocratique en Tunisie50
et la constitution d’un Collectif parisien du 18 octobre, rassemblant
une trentaine de personnalités issues de tous les courants et obédiences
politiques et philosophiques du pays, à l’exception des représentants
des partis-clients du système, du parti présidentiel (RCD) et des
courants de l’islam radical (salafistes)51, ainsi que certains ex-communistes d’Et Tajdid52, virulemment anti-islamistes et opposés à toute action commune avec les
Khouanjis (les « Frérots »).
- 49 Ce collectif regroupe les principaux partis de l’opposition tunisienne représentés à Paris : Congr (...)
- 50 Collectif du 18 octobre à Paris, « Unité d’action pour un changement démocratique en Tunisie », co (...)
- 51 En revanche, des islamistes proches d’En Nadha sont parties prenantes du Mouvement du 18 octobre, (...)
- 52 En 1993, le Parti communiste tunisien (PCT), créé dans les années 1920, s’est transformé en mouvem (...)
Vincent Geisser Chargé de recherche CNRS à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM) d’Aix-en-Provence