Représentant de l’avant-garde dans son pays (l’Iraq), il sait que la transformation de la société n’est qu’un mirage si les hommes qui la composent ne font pas d’abord l’effort de s’interroger sur les mensonges du réel : la poésie est là pour ça, crible par excellence des formes du monde sensible. Il la pratique avec une saine rudesse, décapant les mots de la rouille accumulée au long des siècles. Ce texte, Le Poème et la Chimère, est la parfaite documentation de l'âme d'un poète ...
Le Poème et la ChimèreMes funérailles ont lieu dans la nouvelle chambre
Où j’ai pris mes quartiers.
Un long cri est lancé : « Ecris le poème ! »
J’écris
Ce que charrie mon sang,
Je barre, je rature,
Jusqu’à ce que l’idée têtue acquière enfin
La souplesse voulue.
Ma nouvelle chambre
Est vaste, plus vaste en tout cas que ne sera
Mon tombeau.
Si la fatigue me saisit en plein éveil, le sommeil
N’en prend que plus de saveur.
Il jaillit jusque des orbites creuses
De la pierre,
Jusque de la cheminée solitaire
En son angle rencognée.
Le cri des obsèques arides, usées,
Rapiécées
Jaillit de la haute bouche et tombe
Joyeusement le long des murs,
Caressant avec allégresse le miroir,
Les bouteilles.
Pourquoi tous ces recoins demeurent-ils
Dans l’ombre,
Comme la terre pour l’homme
Impatient de briser cette chaîne
A force de vin et d’or
Et de beautés femelles,
A force de mensonges en son cœur,
Sur sa langue,
Dans son désir de ramener tout excès
A l’immobilité d’une eau dormante ?
Et la face du miroir, qu’a-t-elle à offrir
Sinon son désert,
En l’absence d’une beauté
Aux lèvres de corail éclairées par deux yeux où danse
L’attendrissement des soirs ?
Beauté aux seins pour moi dénudés !
Comme ce miroir, la terre un matin
Se montrera sans vie.
Et dans les nuits livrées à l’obscurité totale,
A l’heure même du repos, seuls les vents
Lanceront leurs abois !
Dieu alors, craignant l’ombre des défunts,
Tirera la mort à lui et s’y endormira,
Comme on s’enveloppe dans la couverture épaisse
Au long des nuits d’hiver.
Le poète est ainsi à l’heure où jaillit
Le poème
Il ne le voit pas battre son rythme
D’éternité
Il détruira ce qu’il aura bâi,
Il éparpillera
Les pierres de son édifice,
Puis les enfouira
Sous la cendre du silence
Et du repos.
Lorsque lui viendra une idée nouvelle,
Il la tirera vers lui comme un voile où se perdront
Ses yeux.
Si le passé doit faire retour sur nous,
Qu’il soit détruit : car les choses
Ne croissent et ne lèvent
Que sur les cendres consumées
Jetées à tous les vents
De l’horizon …
Ainsi naît le poème !
Texte arabe dans Anthologie, Dâr al-âdâb
Beyrouth, 1967.