LA GRAINE ET LE MULET D’Abdellatif KECHICHE
Un film corporel
Comme celle de Jallel dans « La faute à Voltaire » et celle de Krimo dans « L’esquive », la quête du Slimane de « La graine et le mulet » ne s’accomplira qu’en dehors de lui. Ces trois personnages silencieux au milieu de mondes bouillonnants ne s’adapteront finalement pas. Le tragique moderne est l’impossibilité d’accomplir le destin que l’on s’est choisit ; et les films d’Abdellatif Kéchiche, des récits individuels inachevés au sein d’un monde qui n’attend plus. Les représentations se feront toujours en autant de célébrations collectives dont seront systématiquement exclus ceux pour qui subsiste encore une forme naïve d’espérance en soi, donc en l’autre. La ronde populaire sur « Margot » de Brassens, la pièce de Marivaux et la danse du ventre sont les supplétifs collectifs à la défaite des personnages principaux.
Dans « La graine et le mulet », beaucoup de mots. De la musique aussi. Mais aucun de ces mots, aucune de ses musiques ne sont extra-diégétiques. Pas de voix-off et extrêmement peu de son hors-champ (mis à part les deux premières minutes). L’image est toujours à la source du son, qu’il soit parole, note ou bruit. Le plan contenant en son sein, sa propre voix. Comme si ce n’est pas le personnage qui parle mais l’image elle-même.
Physionomie du verbe« La source », le rafiot que Slimane se met en tête de transformer en restaurant, charrie sur ses parois sa propre histoire. Slimane la charrie dans ses rides et ses blessures. L’erreur de ce dernier est celle d’avoir cru « se recycler » comme il recyclerai le bateau, c’est-à-dire en silence, c’est-à-dire en passant une couche de peinture. Or, l’on sait qu’ « Un bateau çà dépend comment on l’arrime au port de justesse. » Slimane aurait dû garder le silence, mais pour lever les voiles vers la mer, comme « le vieil homme » d’Hemingway.
Slimane a choisit sa voix en Rym. Plus que sa porte parole, sa porte silence aussi, quand le mot qui faillit laisse la place au corps transit. Elle est sa continuation. Un serpent qui charme les musiciens s’affalant tour à tour à ses pieds, non une jeune femme charmée par la musique. Ce renversement de la figure féminine, déjà esquissé dans les précédents films et affirmé dans celui-ci, aura lieu au même moment que le changement de la forme du langage. De l’abstraction de la langue, à l’action des corps. Que l’image n’arrive plus à contenir de la même manière. Elle s’éloigne de Slimane au fil de sa course éperdue et alors qu’elle guettait les visages, elle doit à la fin se démultiplier en différents points du corps de Rym pour voir les moindres ondulations de sa danse tout aussi éperdue. « Muscle du verbe ». Langage du silence.
Si Kéchiche fait sienne l’affirmation du poète portugais : « Le réel, c’est le mot », il n’en continue pas moins la réflexion en posant une hypothèse de cinéma : le mot, c’est le visage.
Cartographie des visagesIl est vrai que « La graine et le mulet » commence par un gros plan sur le genoux d’une femme. Suivront quelques instants plus tard, deux gros plans sur les fesses d’un homme puis celles de la même femme dont on déjà vu le genoux. Ceci étant, parti pris a été celui des gros plans sur les visages qui constituent une partie écrasante du long métrage. Se dessine alors au fil de l’écoulement des plans une cartographie des visages, dont la bouche est l’épicentre. Le réalisateur français né à Tunis n’obéit pas à l’assertion de son homologue suisse né à Paris en « filmant les visages comme des paysages ». Il les filme comme des territoires, dont la bouche serait la frontière.
En effet, le choix de figures rudes, parfois ridées, en plus d’imprégner l’image d’une forte charge charnelle, propose une relecture du concept identitaire, en tant que qualité individuelle dont le corps peut être une des expressions les plus immédiates, les plus brutes, mais aussi bien sûr, les plus brutales. Le gros plan devient ainsi un moyen d’étude géographique de cette nouvelle donnée politique : qu’est-ce que les racines à l’ère de la production globalisée d’images ? Dans ce contexte, la bouche joue un rôle que l’on pourrai qualifier de double, presque vaginal, de contenu et de contenant. Par cela même, elle est en même temps ce qui unit et ce qui désunit.
Cette polyvalence de la bouche sera battue en brèche par une autre forme ronde, non creuse : le ventre qui, lui, n’est pas l’espace des contraires mais uniquement celui de la faim, ou du désir, sa forme sublimée. La bouche : fenêtre ouverte. Le ventre : fenêtre fermée.
Pornographie du récitUn peu à la manière de « Faces » de Cassavetes, le récit de « La graine... » est subdivisé en un certain nombre de moments paroxystiques, agencés en gros blocs narratifs, presque hermétiques les uns aux autres. Ce qui advient en dehors de ces blocs ne nous est présenté que très évasivement à une ou deux reprises seulement. L’entre-image est marginalisé au profit d’imposants morceaux d’espace et de temps qui existent par eux-mêmes en tant que vecteurs de sens et qui explorent la réalité en tant qu’au-delà de l’ennui. Ces vagues océanes et sémantiques ne viennent de surcroît buter sur aucun récif narratologique mais s’épuisent naturellement dans l’écume de leur discours. Il est important ici de signaler qu’à l’intérieur des séquences, un travail de montage d’orfèvre est paradoxalement effectué. Sorte de polissage d’une pierre précieuse brute en un diamant lisse.
Le dédoublement de l’action dans la dernière séquence est ainsi d’autant plus marquant qu’il installe une progression depuis le mouvement de la bouche seule, au mouvement du corps entier. Orgiaque d’une part, pathétique de l’autre. Morbide dans les deux cas. Où l’aliénation au ventre décidera du comportement de tous et de la fin de Slimane.
Ces trois importants partis pris de mise en scène font du troisième long métrage de Kéchiche, une expérience viscérale de cinéma, où le corps et ses sens sont mis à l’épreuve, d’un côté et de l’autre de l’écran, en une progression et un télescopage savants de sensations et de sentiments, parfois contraires, parfois complémentaires.
Le travail de sculpture, tant sur la langue, que sur la mise en scène, interroge d’une manière particulière, la capacité du cinéma a encore puisé dans la réalité, la matière première de ses rêves, qui sont devenus des cauchemars.
Ce film est actuellement projetté à la salle AfricArt.
Mercredi 27 à 19h, même salle, projection exceptionelle de "L'esquive" suivit d'un débat en présence d'Abdellatif Kéchiche.